La participation des fils de chefs religieux musulmans à la Première Guerre mondiale n’est pas un simple épisode historique. Elle est le fruit d’une philosophie religieuse et contextuelle profonde, où la foi, la stratégie, la piété filiale et la responsabilité sociale se croisent. À l’heure où les jeunes générations doutent, où la mémoire historique s’efface et où les repères se brouillent, cet acte mérite d’être revisité non pas comme une simple anecdote, mais comme un modèle de lucidité, de bravoure et de cohérence morale.
Un acte surprenant mais profondément réfléchi
Pourquoi des figures aussi influentes que Serigne Fallou FALL, Serigne Sidi Ahmed Sy, Serigne Sidy Makhtar Kounta, entre autres, ont-ils été envoyés au front européen par leurs pères respectifs ? Pourquoi ces cheikhs, garants de la religion et de l’éthique, ont-ils accepté que leurs propres enfants participent à une guerre coloniale ?
À première vue, cela peut paraître contradictoire. Mais une lecture à la lumière de l’histoire, de la sociologie religieuse et de la stratégie prophétique montre que cet acte s’inscrivait dans une logique de négociation, de protection et d’anticipation. Loin d’être un signe de soumission, c’était une forme de diplomatie spirituelle, comme le Prophète Muhammad (PSL) l’a pratiquée dans le fameux traité de Hudaybiyya.
La référence au Traité de Hudaybiyya : négocier pour préserver l’essentiel
Le traité de Hudaybiyya, signé entre le Prophète et les Mecquois, avait à l’époque suscité l’incompréhension de nombreux compagnons. Il semblait défavorable aux musulmans. Pourtant, ce fut un acte visionnaire. Il permit la consolidation de l’État naissant, la paix temporaire et la diffusion tranquille du message islamique.
De la même manière, les cheikhs sénégalais ont accepté, dans un contexte colonial brutal, d’user de compromis tactiques pour protéger leurs communautés, maintenir la paix, éviter la répression, et montrer que les musulmans noirs étaient capables de loyauté et de discipline, même dans l’épreuve.
Une philosophie religieuse de la responsabilité sociale
En islam, la foi ne se limite pas à la prière. Elle engage l’individu dans la cité. En envoyant leurs fils, les cheikhs ont posé un acte fort : participer à l’histoire en y engageant leur propre chair, et non en sacrifiant seulement les enfants des autres. C’est le signe d’une éthique de la responsabilité partagée, qui contraste avec certains discours religieux qui préfèrent le repli, la plainte ou la surprotection de ses proches.
C’est aussi un message adressé à l’administration coloniale : « Nos enfants ne sont pas au-dessus du destin du peuple. » En cela, ces cheikhs ont incarné une vision prophétique du leadership : sacrifier ce qu’on a de plus cher pour préserver la collectivité.
Des valeurs à transmettre aujourd’hui
Ces fils de cheikhs partis à la guerre ont incarné des valeurs de bravoure, de discipline, de piété filiale et de spiritualité active. Leur obéissance à leurs pères, leur endurance face à l’épreuve, et leur fidélité aux engagements pris sont des repères dont nos sociétés modernes ont cruellement besoin.
Dans un contexte de crise de l’autorité, d’effritement des liens intergénérationnels et d’individualisme, leur exemple peut aider à reconstruire une éthique du devoir, du respect des aînés et du sens du sacrifice pour la communauté.
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Conclusion : une mémoire à réactiver pour inspirer l’avenir
Ce n’est pas la guerre en tant que telle qu’il faut glorifier, mais l’esprit avec lequel elle a été affrontée par ces figures de l’islam sénégalais. À travers l’envoi de leurs enfants, les cheikhs ont fait un pari risqué mais profond : allier foi, responsabilité et intelligence du contexte.
Aujourd’hui, il nous appartient de faire revivre cette mémoire, non dans un esprit passéiste, mais pour réancrer la jeunesse dans une spiritualité responsable, capable de conjuguer croyance, engagement et dignité face aux épreuves de l’histoire.
Docteur Cheikh Tidiane MBAYE,
Sociologue
