Introduction
Les Sénégalais sont reconnus pour leur dynamisme. Dans les rues de Dakar comme dans les coins les plus reculés, les initiatives ne manquent pas : petits commerces, systèmes D, mobilisations citoyennes, innovation informelle… Le pays fourmille d’activités, d’énergies, de créativité. Et pourtant, le développement structurel semble piétiner. Le chômage est endémique, l’économie reste dépendante de l’extérieur, les infrastructures peinent à suivre, et les inégalités s’accroissent. Pourquoi tant d’efforts individuels aboutissent-ils à si peu de progrès collectif ? Où va cette énergie sociale ? Et surtout, que manque-t-il pour qu’elle produise un développement véritablement transformateur ?
1. Une activité individuelle intense, mais dispersée
Le Sénégal regorge d’initiatives personnelles :
Des vendeurs ambulants qui bravent la chaleur chaque jour.
Des étudiants qui cumulent études et petits boulots.
Des femmes qui se battent dans les marchés ou dans l’informel.
Des jeunes qui investissent les réseaux sociaux comme espaces économiques.
Mais cette hyperactivité individuelle, souvent dans des cadres précaires et non structurés, n’aboutit pas à un développement collectif. L’économie informelle représente environ 50 à 60% du PIB, mais elle échappe aux circuits de financement, de protection sociale et de fiscalité efficace.
2. Un déficit d’organisation et de vision commune
L’un des grands problèmes est le manque de structuration et de coordination des efforts. Au lieu de se fédérer, les initiatives restent souvent isolées, concurrentes, ou éphémères.
Ce manque de synergie s’explique par :
Un État souvent absent ou mal organisé, qui n’accompagne pas suffisamment les dynamiques populaires.
Un tissu associatif très dense, mais parfois éclaté, politisé ou clientélisé.
Un individualisme croissant, renforcé par la précarité et l’obsession de la réussite personnelle.
Résultat : une énergie diffuse, sans direction stratégique.
3. Une culture de la débrouillardise qui remplace la culture de la planification
Au Sénégal, on valorise l’ingéniosité immédiate, la débrouillardise, le système D. Cela produit de la créativité, certes, mais pas toujours de la durabilité.
On préfère souvent « faire avec les moyens du bord » plutôt que de bâtir sur le long terme.
Ce court-termisme culturel est accentué par :
L’instabilité économique.
L’absence d’accès au crédit.
La faible confiance dans les institutions.
La débrouillardise devient une réponse à la pauvreté, mais elle ne remplace pas la planification structurée, ni les politiques publiques cohérentes.
4. L’État, catalyseur ou frein ?
Dans un pays aussi actif, le rôle de l’État devrait être de canaliser les énergies, investir dans les infrastructures collectives, créer des ponts entre les initiatives individuelles et l’économie structurée.
Mais on observe trop souvent :
Des politiques publiques mal coordonnées.
Des programmes inefficaces ou détournés.
Une dépendance à l’aide extérieure.
Une centralisation qui étouffe les dynamiques locales.
L’État ne joue pas encore pleinement son rôle de chef d’orchestre du développement.
5. Une société en tension : trop d’efforts, peu de résultats
Ce décalage entre l’activité déployée et les fruits récoltés génère :
Frustration sociale.
Violences symboliques : jalousies, calomnies, méfiances.
Fatigue morale et perte d’espoir chez les jeunes.
Migration massive comme échappatoire.
Cette dissonance entre l’effort et la récompense nourrit un sentiment d’injustice et d’absurde. Comme si « le travail ne payait pas » au Sénégal.
Conclusion : De l’énergie à la stratégie
Le Sénégal n’a pas un problème d’activité. Il a un problème d’organisation, de structuration et de vision collective. L’énergie existe. Mais elle est souvent gâchée faute de politique claire, de leadership stratégique, de confiance mutuelle et d’écosystème économique adapté.
Le développement ne viendra pas uniquement de l’effort individuel. Il viendra d’un projet collectif qui connecte ces efforts, les valorise, les transforme en puissance durable. Il faut passer de la simple activité à l’action organisée, de la débrouillardise à l’intelligence collective.
Docteur Cheikh Tidiane MBAYE,
Sociologue